Lara #Gut: «Blessée, je suis redevenue une personne normale»Absente depuis le mois de février, la skieuse tessinoise prépare son retour à la compétition après avoir soigné son corps, et son âme. Elle veut désormais écouter davantage la jeune femme cachée derrière la championne, et témoigne de sa périlleuse quête d’équilibre.
Lara
#Gut en est persuadée: la blessure d’un athlète n’est jamais le fruit du hasard. Si, le 10 février dernier, son genou gauche l’a lâchée pendant les Championnats du monde de ski de Saint-Moritz, c’est parce qu’elle avait perdu l’équilibre. Pas sur ses skis mais dans sa vie. La pression, les ambitions et les sollicitations l’avaient dévorée. «
J’ai trop fait pour Lara l’athlète, et j’ai oublié Lara la personne», expliquait-elle il y a un mois, lors de sa première apparition publique après sept mois de silence.
Durant cette absence médiatique, la petite prodige du ski suisse a soigné son corps, et surtout son âme. D’ici à quelques semaines, elle fera son retour en compétition. Année olympique oblige, elle sait que les attentes seront importantes, mais aussi que son plus grand défi sera de ne pas reprendre le chemin qui l’a menée hors piste. Pour la Tessinoise de 26 ans, la quête de médailles ne doit plus éclipser le besoin de sérénité. Lara
#Gut la championne ne court pas après les interviews où, inlassablement, elle doit parler objectifs, moyens engagés, efforts consentis, chrono. Lara
#Gut la jeune femme, curieuse de culture et de nouvelles expériences, a accepté de rencontrer Le Temps pour un entretien garanti sans ski. Promesse (presque) tenue.
Le Temps: Comment va Lara, la personne derrière l’athlète?Lara Gut: Je vais bien. Je vais mieux. Mais je me rends compte que c’est un challenge quotidien de maintenir un équilibre. Il ne suffit pas de l’atteindre; il faut s’efforcer d’y rester. J’essaie d’être heureuse chaque jour à travers de petites choses, et de ne pas planifier que sur le long terme. Cela aide à tout relativiser.
A chaque jour son petit objectif?Ce ne sont même pas des objectifs. C’est le problème de notre société: nous sommes toujours en quête d’une performance et, lorsqu’on la réalise, il faut déjà penser à la suivante. Comme si l’instant présent ne valait pas la peine d’être vécu. Désormais, j’essaie de faire de mon mieux, mais j’ai compris le risque de toujours en vouloir plus. Aujourd’hui, je cherche à apprécier ce que je suis en train de faire, même s’il y a des journées plus passionnantes que d’autres. Je ne me fiche pas de l’avenir, je sais que demain arrive, mais je dois concentrer mes efforts sur aujourd’hui.
Vous affichez le sourire de celle qui a beaucoup souffert…Pendant mes sept mois de convalescence, j’avais tout le temps pour moi. C’était nouveau. Cela m’a permis de me rendre compte qu’il n’est pas simple d’exister vraiment derrière l’image qu’on renvoie. Les réseaux sociaux et les interviews ne donnent qu’un point de vue partiel sur la réalité d’un athlète, mais il est facile de s’y enfermer et d’oublier ce qu’il y a au-delà. Blessée, je suis redevenue une personne normale, et cela m’a fait comprendre l’importance de ne pas négliger cette partie de moi-même.
Depuis votre accident, vous avez passé beaucoup de temps à lire. Quelle influence sur votre nouvelle philosophie?Le fait de lire a été plus déterminant que les livres que j’ai lus. En me plongeant dans des bouquins, j’ai compris que des choses très variées pouvaient me faire du bien. Je dois retenir cet enseignement-là, surtout maintenant que j’ai recommencé à skier et que je vais reprendre les voyages pour les courses. Pour moi, la lecture est une manière d’arrêter le temps. Je me coupe de tout et cela me permet de me ressourcer.
Est-il facile de trouver des heures creuses pour lire dans un emploi du temps d’athlète réglé à la minute?Non, ce n’est pas simple, mais la vie de personne ne l’est. Tout est question de priorités. Si je repousse toujours ce qui pourrait m’aider, me détendre, je vais finir par le payer. Il ne faut pas toujours courir pour faire plaisir à tout le monde quand ce dont on a besoin, c’est de lire pendant une heure.
Quitte à faire une heure de préparation physique en moins?Ce n’est pas sur la préparation physique que je vais gagner du temps. Mais vous savez, mes journées ont 24 heures, il reste du temps après le sommeil, le sport et les soins. Simplement, au lieu de traîner sous la douche, je vais peut-être n’y rester que cinq minutes et laisser mes cheveux sécher tout seuls pendant que je lirai…
Qu’avez-vous lu pendant votre convalescence?Mon physio m’a prêté une très longue saga intitulée Les Enfants de la Terre, qui compte six tomes. Il m’a dit que, peut-être, je me reconnaîtrais un peu dans l’histoire d’Ayla, une jeune Homo sapiens élevée par des Néandertaliens pendant la préhistoire. Il a vu juste. Comme Ayla, j’étais à la recherche de moi-même. De ma voie. Elle m’a accompagnée depuis le jour de ma blessure jusqu'au moment où j'ai de nouveau pu marcher, soit pendant trois ou quatre mois. Cela m’a fait bizarre quand elle n'a plus été là… Après cela, j’ai enchaîné les livres. J’habite seule depuis le mois d’avril, et je n’ai dû allumer la télévision que deux ou trois fois.
Quels genres vous plaisent?Je lis essentiellement des romans, et j’aime qu’ils me permettent d’apprendre des choses sur l’histoire ou d’autres régions du monde. J’ai lu pas mal de récits sur les années 1900, notamment des ouvrages de Ken Follett. Cela me permet de découvrir le passé à travers un prisme plus ludique que les bouquins d’école. J’ai besoin de la fiction. Le premier livre qui m’a vraiment marquée, c’est L’Ombre du vent, de l’Espagnol Carlos Ruiz Zafon, que j’ai d’ailleurs dévoré deux fois.
Vous parlez cinq langues, dans laquelle lisez-vous?Si j’ai le choix, en italien. Après, ma mère et ma tante ont beaucoup de livres en français que j’emprunte et, lorsque je suis en voyage, j’ai tendance à acheter des bouquins en anglais. La littérature m’a aidée à enrichir mon vocabulaire et à renforcer ma grammaire dans les différentes langues, mais c’est en parlant que j’ai vraiment appris à les utiliser.
Lisez-vous aussi tout ce qui est écrit à votre sujet?Non. Je n’aime pas ça.
Quand avez-vous arrêté?Après la énième fois qu’un article m’a blessée. C’est arrivé souvent.
Qu’est-ce qui peut vous heurter?Un athlète fait de son mieux. Toujours. Quand il n’est pas à la hauteur de ce qu’il voulait faire, c’est déjà assez difficile de vivre avec sa propre déception. Il n’a pas besoin que tout le monde le juge, et écrive ce qu’il aurait pu faire différemment. Ma vie m’appartient. Personne n’est là pour partager mes sacrifices.
Justement, vous avez écrit quelques chroniques dans «Le Matin Dimanche» pour mettre votre propre ressenti en avant…J’adorais écrire à l’école, mais je n’ai plus trop l’occasion de le faire depuis que j’ai obtenu ma maturité fédérale. Accepter de tenir une chronique était un challenge pour moi, pour voir si j’arrivais à sortir les concepts que j’avais dans la tête. L’écriture permet de structurer sa pensée. Des fois, le matin sur un télésiège, je me dis que ce serait génial d’écrire sur tel ou tel sujet de la vie d’un athlète… Et l’après-midi, je suis déjà passée à autre chose. Pour l’instant, j’ai l’impression que je n’ai rien à apprendre à personne. Je dois encore mûrir.
Il y a aussi le cinéma. En 2012, vous avez tenu le premier rôle du film «Tutti Giù», qui racontait l’histoire d’une jeune et talentueuse skieuse…Cette expérience m’a aussi aidée à faire la différence entre l’image que je renvoie et la personne que je suis. Dans ce film, j’ai joué un rôle. On voyait mon visage, on entendait ma voix, mais ce n’était pas moi. C’est une sensation proche de celle que vit un athlète.
Le scénario était pourtant en partie inspiré de votre parcours…La protagoniste avait 16 ans, moi déjà 21 à ce moment. Je m’étais déjà blessée. Je devais éluder toutes mes expériences, faire comme si je ne savais pas les épreuves qui pouvaient attendre Chiara. Je devais faire passer à l’écran une insouciance que je n’avais déjà plus.
Le même réalisateur, Niccolo Castelli, prépare aujourd’hui un documentaire sur vous. Qu’est-ce qui vous intéresse dans ce projet?J’espère précisément que nous réussirons à faire passer ce que je vis comme personne. Après, le cinéma est un monde fascinant, mais s’y investir est un travail à 100%. Et j’en ai déjà un.
Celui de skieuse. Correspond-il à ce que vous imaginiez quand vous l’avez choisi?Je n’ai jamais choisi le métier de skieuse; j’ai choisi de skier. Ça, j’adore. Après, le métier… Il faut apprendre à vivre avec certaines contraintes. Personne ne te prévient que devenir une athlète professionnelle te prendra tout entière. Que cela occupera chaque minute de ton temps. Personne ne t’explique que passer du temps avec tes amis, lire ou cuisiner est un luxe dans cette vie-là. Mais moi, aujourd’hui, j’ai décidé de montrer que c’est conciliable.
C
omment voyez-vous ce travail lorsque vous le comparez aux emplois plus classiques de vos amis?Il est très intense. Mais il vaut le coup, pour la minute et demie qu’on passe sur la piste lors d’une course. Le prix à payer est très élevé, mais ce que j’obtiens en récompense est très rare.
A quelle profession se destinait la petite Lara?Sincèrement, je ne me projetais pas. C’était plus simple. Gamin, on vit l’instant présent sans se poser de questions.
Votre projet de reprendre des études de marketing est-il toujours d’actualité?Pour l’instant, je fais une sorte d’apprentissage sur le terrain, car je m’implique beaucoup dans ma propre stratégie de communication, dans la réalisation de mon nouveau site internet, dans la gestion de mon image sur les réseaux sociaux. J’apprends petit à petit la manière de fonctionner de ces domaines. Ce n’est pas quelque chose que je vois aujourd’hui comme une reconversion possible, mais parfois je discute de ces aspects avec mon frère Ian – lui aussi skieur – et j’ai l’impression que ce serait plus simple de faire tout cela pour quelqu’un d’autre. Car, alors, on envisage tout cela comme un travail. C’est plus facile de mettre une certaine distance.
Vous êtes très active sur Facebook, Instagram, Twitter… Que n’y publiez-vous pas?Je suis une sportive et je fais du ski. Avant de publier quelque chose, je me demande si cela a quelque chose à voir avec mon activité ou si cela n’appartient qu’à moi. Après, je partage aussi des images de mes vacances et de belles photos… Ce que je veux garder privé, c’est ma vie avec mes amis, mes copains, ma famille. Ces relations, il faut les vivre avec les personnes concernées, pas par l’entremise d’un téléphone.
Vous affichez en revanche votre amitié avec la joueuse de tennis Timea Bacsinszky ou des champions d’autres sports. Qu’est-ce qui vous lie?On partage un quotidien un peu bizarre. A être tout le temps sur la route. A devoir gérer une image de personnalité publique, et les émotions qu’il y a derrière. On vit tous les moments forts d’une victoire et la grosse déception de l’échec. Cela nous permet de nous éviter les questions naïves. Si Timea est éliminée d’un tournoi, les gens vont probablement lui demander si elle est déçue. Les journalistes aussi. Une autre athlète, jamais. Aussi, les connexions se font plus rapidement. La première fois que je l’ai vue jouer, je me suis aussi dit que nous pouvions apprendre mutuellement de nos expériences, notamment sur la manière d’appréhender mentalement la compétition.
Vous avez souffert d’avoir oublié la personne derrière l’athlète. Ne craignez-vous pas, en écoutant la personne, de perdre l’athlète?J’ai commencé à skier à haut niveau vers 14-15 ans. J'arrêterai probablement après mes 30 ans. La personne passe par plusieurs phases pendant ce laps de temps. Aujourd’hui, à 26 ans, je pourrais ne sortir qu’en talons hauts et très maquillée, ce qui aurait été bizarre lorsque j’avais 17 ans. J’étais une adolescente, je suis une femme, c’est très différent. L’athlète, en revanche, suit la même routine tout au long de sa carrière: elle s’entraîne et, si elle le fait suffisamment, comme il faut, elle obtient des résultats. Le chemin est bien balisé. Il est plus difficile de perdre la skieuse en route que l’être humain.
Questionnaire de Proust
Quel détail de votre biographie aimeriez-vous changer? La date de ma mort: lorsqu’elle arrivera, je la repousserai.
Quel don aimeriez-vous avoir? Pouvoir me téléporter.
Dans quelle langue rêvez-vous? En général, en italien. Mais cela dépend des gens avec qui je suis. Cela peut être en français, en anglais… Au Chili, j’ai même rêvé en espagnol. En allemand, non, je ne rêve pas: je ne fais que des cauchemars (rires).
Le personnage historique que vous détestez? Tous les dictateurs.
Qui est votre héros? Mon père.
Et votre héroïne? Ma mère!
La chanson que vous avez honte d’aimer? «Bene ma non benissimo», de Shade, le hit de cet été en Italie. Je le chante souvent. Trop souvent.
La dernière fois que vous avez pleuré? Il n’y a pas longtemps. Je ne me rappelle plus pour quelle raison, mais c’était des larmes d’émotion, de bonheur.
Trois adjectifs pour vous qualifier? Solaire, têtue et optimiste.
Lara Gut en dates199:1 Naissance à Sorengo, au Tessin.
2007: Débuts en Coupe du monde de ski lors d’un slalom à Lienz, en Autriche.
2008: Première victoire en Coupe du monde lors d’un super-G à Saint-Moritz.
2009: Luxation de la hanche droite; manque une saison de ski.
2012: Sortie du film «Tutti Giù», dans lequel elle joue le rôle d’une jeune skieuse.
2014: Médaille de bronze aux Jeux olympiques de Sotchi.
2016: Remporte le classement général de la Coupe du monde.
2017: Blessure au genou aux Championnats du monde de Saint-Moritz.
Le Temps